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Insights

COVID-19 : Suspension des procédures et des délais

Alerte COVID-19

By Yosra Baccar

Parmi les mesures exceptionnelles prises par le gouvernement tunisien en vue de faire face à la prorogation du COVID-19 et de contrer les répercussions de la mise en confinement sanitaire totale, un décret-loi n° 8- 2020 en date du 17 avril 2020, relatif à la suspension des procédures et des délais a été adopté le 17/04/2020 et est entré en vigueur le 18 avril 2020. Cet article en décrypte les tenants et aboutissants.

Force est de constater que le décret-loi n° 8- 2020 en date du 17 avril 2020, relatif à la suspension des procédures et des délais, tout en reconnaissant implicitement un effet inhérent à la force majeure, « l’effet suspensif », n’a pas pour autant qualifié le COVID-19 d’un cas de force majeure.

Or et même s’il est fortement admis que le COVID-19 pourrait être considéré comme un cas de force majeure dans la mesure où il rempli, en principe, les 3 critères nécessaires à sa qualification (extériorité, imprévisibilité, irrésistibilité),[1] il semblerait que le gouvernement n’a pas voulu apporter une réponse monolithique sur la question qui pourrait apporter de lourdes conséquences juridiques.

En s’abstenant de reconnaître expressément le COVID-19 comme un « cas de force majeure », le gouvernement, a voulu laisser in fine, le maître mot au juge compétent qui devra se prononcer au cas par cas sur la question et ce tout en assignant les effets suspensifs de la force majeure. Cet article sera porté sur le champ d’application du décret-loi n°8-2020 mais également sur la portée de ce régime dérogatoire de la suspension des délais qu’il faudra manier avec précaution en ce qui concerne les obligations contractuelles.

Champ d’application de la suspension des délais et procédures

Au-delà de l’oubli volontaire de la qualification du COVID-19 d’un cas force majeure au vu notamment des répercussions importantes d’une qualification arbitraire et généralisée d’une part, et l’insécurité juridique et les pertes économiques qu’il pourraient générer d’autre part, le décret-loi a prévu un régime dérogatoire de suspension des délais et des procédures en matière juridictionnelle mais également aux obligations contractuelles.

La période de suspension prévue par ce décret-loi s’applique : « à partir du 11 mars 2020 » et les délais suspendus « reprennent leur cours un mois après la date de la publication d’un décret gouvernemental à cet effet.».[2] Il s’agit-là d’un véritable « moratoire » nécessité par des raisons impérieuses, suspendant d'une manière générale l'exigibilité des créances et le cours des actions en justice.

Ainsi et outre les cas d’exclusions prévus d’une manière explicite dans l’article 3 du décret-loi susvisé qui concernent les délais de recours relatifs aux actions des détenus, aux délais de garde à vue et de détention préventive et aux procédures d’exécution concernant les personnes recherchées, ainsi qu’aux délais de poursuite et de prescription des peines, la suspension des délais et procédures est de portée générale et couvre les principales branches du droit, tel que ceci ressort des références faites aux lois et aux codes dans les considérants introductifs de ce décret-loi. L’article 1er du décret-loi vise quant à lui la suspension des délais et procédures en matières juridictionnelle (i), la suspension des procédures et délais de régularisation, de poursuite et d’exécution relatifs aux chèques (ii), ainsi que les obligations contractuelles à terme ou à condition (iii).

La suspension des délais et procédures en matière juridictionnelle 

Afin de préserver les droits des justiciables et consacrer le principe de sécurité juridique face à la mise en confinement sanitaire, l’article 1er du décret-loi n°8-2020 a prévu un ensemble de mesures relatives à la suspension des procédures et des délais stipulés dans les textes juridiques en vigueur, en particulier ceux relatifs à la saisine, à l’enrôlement, à l’assignation des parties, à l’intervention forcée, à l’intervention volontaire, aux recours quelle que soit leur nature, aux notifications, aux préavis, aux demandes, aux avis, aux mémoires de recours et de défense, aux déclarations, à l’inscription, aux publications, aux mises à jour, à l’exécution, à la prescription et à la déchéance.

Il est à noter que la suspension comprend non seulement les délais et procédures devant les juridictions étatiques mais également les procédures arbitrales et les délais devant les tribunaux arbitraux et dont la procédure est soumise au code de l’arbitrage tunisien.[3]

La suspension des procédures et délais de régularisation, de poursuite et d’exécution relatifs aux chèques

L’article 1er du décret-loi susvisé prévoit en outre la suspension des délais et procédures de régularisation, de poursuite et d’exécution relatifs aux chèques.

En revanche, les dispositions de ce décret ne s’appliquent pas aux procédures juridiques déjà engagées pour les chèques sans provision.

La suspension des procédures et délais relatifs aux obligations contractuelles : conditionnelles ou à terme

Loin de limiter la suspension aux délais et procédures en matière juridictionnelle, le décret-loi n° 2020-8 du 17 avril 2020, a étendu la suspension aux obligations contractuelles. L’article 1er prévoit en effet que : « sont suspendus également les procédures et délais relatifs aux obligations conditionnelles ou à terme ».

A ce titre, il est important de souligner que sont suspendus uniquement les obligations contractuelles conditionnelles ou à terme échues pendant la période de suspension susvisée, et non les contrats qui demeurent en vigueur. Or la modification des contrats et notamment des délais prévus dans les contrats obéit au principe sacré de l’autonomie de la volonté consacré par l’article 242 du Code des obligations et des contrats.[4] Ce principe général du droit est un rappel de l’adage juridique latin Pacta sunt servanda qui souligne l’obligation pour chaque partie à un contrat de respecter ses engagements et pour les tiers, notamment le juge, de ne pas s’ingérer dans les affaires contractuelles (sauf en cas de force majeure). L’ingérence du gouvernement à travers les pouvoirs qui lui ont attribués, dans les relations contractuelles pourrait être justifiée par la crise sans précédent du COVID-19, mais sa légalité demeure néanmoins douteuse. La question du consentement des parties à ces différentes modifications contractuelles reste alors posée en l’absence d’une qualification précise du COVID-19 comme un cas de force majeure.

Ceci étant et s’il fallait outrepasser tout débat théorique sur la portée et la cohérence légale de ce régime dérogatoire spécial, et considérer que dans la majorité des cas, l’impossibilité d’exécuter dû à la situation du confinement sanitaire ne sera que temporaire, cet empêchement temporaire pourrait justifier la suspension temporaire de l’exécution de l’obligation.

C’est ainsi que le décret-loi de portée générale a suspendu les obligations conditionnelles[5] et les obligations à terme.

  • Obligations conditionnelles : Si, par principe, l’obligation est réputée exister dès l’échange des consentements, les parties peuvent subordonner sa création ou sa disparition à la réalisation d’un événement dont elles déterminent la teneur lors de la conclusion du contrat. Cette modalité de l’obligation qui est susceptible d’affecter son existence est qualifiée de condition. Classiquement, on distingue deux sortes de conditions : la condition suspensive et la condition résolutoire. La condition suspensive est celle qui suspend la naissance de l’obligation à la réalisation d’un événement futur et incertain. Par contre, en présence d’une condition résolutoire, l’obligation naît immédiatement et produit tous ses effets, mais son anéantissement est subordonné à l’accomplissement de la condition. 
  • Obligation à terme : L’obligation est à terme lorsque son exigibilité est différée jusqu’à la survenance d’un événement futur et certain, encore que la date en soit est incertaine.[6]

Au vu de ce qui précède, nous pouvons ainsi considérer à titre purement d’exemple que les baux à usage commercial, industriel ou artisanal,[7] sont concernées par ces mesures dérogatoires ainsi que les contrats successifs, qui à défaut de dénonciation dans un délai déterminé, seront considérés comme reconduit tacitement à l’instar des contrats d’assurance, de bail, etc. Il faudra considérer ainsi que la date de notification de la résiliation par exemple des contrats a été prolongée si elle coïncide avec la période de confinement sanitaire général. Il convient également de citer les contrats de cession d’actions ou les promesses de vente sous condition suspensive qui sont couvertes par les dispositions de suspension susvisée.  

La portée réelle de la suspension des délais et procédures relatifs aux obligations contractuelles

Le décret-loi ne doit pas être entendu comme une exonération des obligations contractuelles mais comme ayant pour effet de bloquer l’effet d’un manquement d’une obligation contractuelle dans un délai déterminé (astreintes, pénalités de retard, clauses de déchéance, expulsion locative), qui a échu pendant la période de confinement sanitaire (ainsi par exemple le défaut de paiement d’un loyer dans les délais ne donnera lieu à aucune pénalité de retard). Il s’agit plus précisément d’exonérer le défendeur de l’obligation d’indemniser le créancier d’une obligation contractuelle demeurée inexécutée.

Le décret-loi n° 2020-8 du 17 avril 2020 prévoit à cet effet que : « la suspension entraîne l’arrêt de tous les intérêts et pénalités de retard », lesquels prendront à nouveau cours et produiront leurs effets à compter de l’expiration de la période de suspension à moins que le débiteur n’ait exécuté son obligation avant ce terme.

Il va sans dire que ce qui est reproché à ce décret-loi, c’est qu’en l’absence de la qualification du COVID-19 de force majeure, il aurait fallu soumettre l’application de ce régime suspensif dérogatoire à une « impossibilité constatée d’exécution » et ce en vue de prévenir les abus qui peuvent en découler et qui représentent une menace pour les contrats et le principe de sécurité juridique qui doit gouverner les relations contractuelles.

Outre, l’atteinte à l’article 242 du Code des obligations et des contrats, il suffit de citer l’article 137 du même code pour s’en convaincre. Ledit article prévoit que : « Le tribunal ne peut accorder aucun terme ni délai de grâce, s'il ne résulte de la convention ou de la loi. Lorsque le délai est déterminé par la convention ou par la loi, le juge ne peut le proroger, si la loi ne l'y autorise. Toutefois, et en dehors des cas où il s'agit du recouvrement d'une créance de l'Etat, d'une commune ou d'un établissement public d'Etat, un délai raisonnable pourra être accordé pour l'exécution du jugement avec la plus grande réserve et s'il ne doit en résulter aucun inconvénient grave pour le créancier, quand le débiteur aura justifié que ce terme favorise sa libération en lui permettant de conclure un emprunt à meilleures conditions, ou également quand il apparaîtra que l'inexécution de son obligation provient de circonstances indépendantes de sa volonté ».

Par ailleurs, pour prévenir le risque de survenance de circonstances économiques de nature à bouleverser l’équilibre contractuel, il aurait fallu reconsidérer et introduire la théorie de l’imprévision, qui permet d’autoriser les parties à renégocier les contrats les liant, voire à rompre leurs relations contractuelles.

A ce titre, il convient de rappeler que la loi n° 77-37 du 25 mai 1997, réglant les rapports entre bailleurs et locataires en ce qui concerne le renouvellement des baux d'immeubles ou de locaux à usage commercial, industriel ou artisanal, prévoit deux techniques de révision du loyer qui pourrait être demandée par les parties affectées par le COVID-19 :

  • La révision ordinaire (triennale) : Il s'agit d'une dérogation légale au principe de la volonté des parties. La demande de révision peut être formulée par l'une ou l'autre partie, à la hausse ou à la baisse par exploit d'huissier notaire (art. 24, alinéa 2).
    Elle doit répondre à deux conditions : (i) La première condition a trait au délai en dessous duquel la demande de révision ne peut pas être formée. Il faut en effet que trois (3) ans au moins s'écoulent à partir de la date d'entrée en jouissance du locataire ou à partir du point de départ du bail renouvelé pour qu'une demande de révision puisse être présentée (ii) la seconde a trait aux conditions économiques. L'alinéa 2 de l'article 25 précise que « cette demande ne sera, en outre, recevable que si les conditions économiques se sont modifiées au point d'entraîner une variation de plus du quart de la valeur locative des lieux loués fixée contractuellement ou par décision judiciaire ». Cette condition ne pose pas moins de difficultés au point de vue de sa mise en application par les tribunaux. Une fois les conditions vérifiées, le juge fixe la valeur locative équitable. L'article 22 de la loi du 25 mai 1977 prévoit dans ce sens que « le montant du loyer des baux à renouveler ou à réviser doit correspondre à la valeur locative équitable ».
    La référence à l'idée d'équité tend à prendre en considération les intérêts des deux parties du bailleur et du locataire. L'article 22 de la loi de 1977 se réfère à ce titre à trois éléments : la valeur locative dépendra de l'importance de la surface des lieux loués etc., de la surface totale réelle des locaux annexes éventuellement affectés à l'habitation de l'exploitant ou de ses préposés et enfin des éléments commerciaux ou industriels. Il s'agit de critères purement indicatifs et le juge est en mesure de prendre en considération d'autres critères.
  • La révision spéciale : l’article 26 de la loi susvisée prévoit en outre que si le bail est assorti d’une « clause d’échelle mobile », la révision pourra être demandée chaque fois que par le jeu de cette clause, le loyer de trouvera augmenté ou diminué de plus d’un quart par rapport au prix précédemment fixé contractuellement. Le juge devra accepter le jeu d’échelle mobile à la valeur locative équitable au jour de la demande.

Ceci étant et même si d’une manière générale la théorie de l’imprévision reste encore méconnu du droit tunisien, les parties sont libres de prévoir dans un avenant des mécanismes permettant de réviser le contrat initial et l’adapter pour faire face aux changements de circonstances économiques, ce qui dépend enfin du bon vouloir des parties et non pas à une obligation légale de renégociation.

Pour conclure, le décret susvisé suscite malencontreusement beaucoup d’interrogations sur l’efficience de son application et la question qui se pose reste à savoir quels sont les effets de la force majeure (suspensif ou résolutoire) qui seront appliqués après la période de suspension. Il reviendra par conséquent au juge de se prononcer sur la qualification du COVID-19 et sur les mesures qui en ont résulté et invoqués par certaines parties pour éluder à leurs obligations contractuelles (rendant impossible leur exécution ou se limitant à suspendre l'exécution desdites obligations).

Footnotes
1L’article 282 du COC prévoit que : « Il n'y a lieu à aucuns dommages-intérêts, lorsque le débiteur justifie que l'inexécution ou le retard proviennent d'une cause qui ne peut lui être imputée, telle que la force majeure, le cas fortuit ou la demeure du créancier. » L’article 283 prévoit quant à lui que : « La force majeure est tout fait que l'homme ne peut prévenir, tel que les phénomènes naturels (inondations, sécheresses, orages, incendies, sauterelles), l'invasion ennemie, le fait du prince, et qui rend impossible l'exécution de l'obligation. N'est point considérée comme force majeure la cause qu'il était possible d'éviter, si le débiteur ne justifie qu'il a déployé toute diligence pour s'en prémunir. N'est pas également considérée comme force majeure la cause qui a été occasionnée par une faute précédente du débiteur. »
2L’article 2 du décret-loi n° 2020-8 du 17 avril 2020 : « La suspension visée à l’article premier du présent décret-loi s’applique à partir du 11 mars 2020. Les délais susvisés reprennent leur cours un mois après la date de publication d’un décret gouvernemental à cet effet ».
3Déduction de la mention qui en est faite dans le considérant introductif du décret-loi susvisé.
4L’article 242 prévoit que : « Les obligations contractuelles valablement formées tiennent lieu de loi à ceux qui les ont faites, et ne peuvent être révoquées que de leur consentement mutuel ou dans les cas prévus par la loi ».
5L’article 116 du code des obligations et des contrats définit la condition comme étant : « La condition est une déclaration de volonté, qui fait dépendre d'un événement futur et incertain, soit l'existence de l'obligation, soit son extinction. L'événement passé ou présent, mais encore inconnu des parties, ne constitue pas condition ».
6L’article 136 du code des obligations et des contrats prévoit que : « Lorsque l'obligation n'a pas d'échéance déterminée, elle doit être immédiatement exécutée, à moins que le terme ne résulte de la nature de l'obligation, de la manière ou du lieu indiqué pour son exécution. Dans ces cas, le terme sera fixé par le tribunal ».
7La référence est faite dans les considérants introductifs à la loi n°77-35 du 25 mai 1977, réglant les rapports entre bailleurs et locataires en ce qui concerne le renouvellement des baux d'immeubles ou de locaux à usage commercial, industriel ou artisanal ainsi qu’au COC.

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